Bien-être au travail et intelligence collective

04 décembre 2006

Les points d'appui pour conduire des ateliers thérapeutiques utilisant les Arts de la Scène

(d'après France Schott-Billman, danse-thérapeute)

La scène
Elle est un espace de communication, d'apprentissage, d'exploration, d'action, de création de simulacre, de signes. Tout cela fonctionne comme processus de changement, aboutissant à un remaniement psychique.

Le jeu
Sur scène, on joue. Le jeu est une activité qui se situe entre fiction et réalité. On y fait l'expérience d'un autre temps et d'un autre espace. On y devient un autre. La scène est une zone d'illusion qui n'est pas de l'hallucination. En effet, on ne se prend pas pour le personnage qu'on est en train de jouer. Cet espace se situe entre fantasme et réalité. Il a pour fonction d'articuler ces deux registres entre lesquels il opère un trait d'union. C'est ce qui relie les Arts de la Scène à la psychanalyse. On y découvre qu'on n'est pas seulement le Moi ; le Moi est illusion. On trouvera une vérité dans son masque, dans sa marionnette, dans son clown ou dans sa danse. On y travaille ainsi l'altérité. On trouve de l'autre en soi, de l'autre qui est son propre inconscient.

Les règles
Le je scénique est un jeu codifié. Il a des règles. Au sens Winnicottien, il est "game" et non "play". On ne n'y exprime pas n'importe comment. La scène suppose des contraintes, des obstacles, des limitations. Elle nécessite de prendre en compte des éléments extérieurs et donc de ne pas être dans son pur narcissisme. On doit incorporer, intérioriser ces éléments extérieurs. Il est question de produire des formes qui ne sont pas du pur subjectif mais des formes partageables avec autrui.

Le corps
Il nous amène à des expériences paradoxales. Il faut à la fois une minimum de conscience, d'attention, de retour sur soi (sensations et perceptions) dans un mouvement centripète, et dans le même temps vivre l'expérience de la transe (oubli de soi au profit du personnage qu'on est en train de jouer). On est à la fois dedans et dehors de soi. Il y a passage de l'intériorité (sensations) à l'extériorité (expression). Dans l'expression se forge un véritable langage du corps fait de mouvements, de gestes, de rythmes, de mimiques, … Ce langage se suffit à lui-même dans le cas de la danse ou s'accompagne d'un texte dans la pratique théâtrale.

Le groupe
Le jeu scénique s'effectue en groupe ; ce qui contraint à un perpétuel aller-retour entre dimension individuelle et dimension collective c'est-à-dire une ritualisation. Le jeu en groupe permet d'exprimer les possibilités individuelles tout en l'inscrivant dans un cadre collectif. L'utilisation du groupe est source de plaisir (faire devant, faire avec permet une valorisation de soi) et agent de lien social.

Mais tout ceci n'est rien sans …

L'appropriation
Cette expérience vécue doit être appropriée car contrairement aux Arts Plastiques, les Arts de la Scène ne laissent pas de trace. Il faut donc faire en sorte qu'une trace soit laissée dans le corps. Et pour que cette expérience s'inscrive dans le psychisme, il est nécessaire d'avoir une représentation de soi en train de faire. En d'autres termes, l'énonciation doit être réfléchie (au sens renvoyé par un miroir). L'énonciation est l'interprétation singulière du patient du matériau reçu de la part du thérapeute (partition, texte, chorégraphie, …). Pour cela, il faut du "-re" : relecture, représentation, répétition. Bref, une assimilation. L'inscription se fera par la répétition (filmer puis se regarder, dessiner, chanter, écrire, …).

L'art
Ce langage corporel n'est pas n'importe lequel. On cherche à ce qu'il soit artistique (beauté, harmonie). L'art thérapie c'est l'Art pour quelque chose (soigner). L'artiste doit donc renoncer à sa recherche personnelle c'est-à-dire renoncer à pas mal de son narcissisme. Il devra ainsi déconstruire ce qui est transgressif car le transgressif peut ne pas être thérapeutique. L'efficacité du processus thérapeutique est accrue par l'exigence artistique. Il se trouve, en effet, que les lois artistiques sont également des lois thérapeutiques. Par exemple, l'Art porte la même loi humanisante que celle que l'on trouve en psychanalyse (être dans le lien avec autrui sans être trop proche).
Et, si on ne respecte pas les lois artistiques, l'expression sera ratée et ça, le patient l'accepte beaucoup mieux. La stratégie du détour permet de "caresser" les résistances et d'accompagner le patient sur un processus de changement plus aisément.

Pris au piège

Il semblait au bout du rouleau, au crépuscule de sa vie, usé. Il traînait sa vieille carcasse passablement amaigrie. Sa tenue semblait négligée. Il dégageait une odeur puissante que d’aucuns qualifieraient de virile. Une odeur tenace dont était imprégné le moindre centimètre carré de ses vêtements. Ses gestes étaient précis et l’on devinait une prédisposition aux travaux manuels qu’il n’avait jamais osé s’avouer. Il habitait seul dans une petite maison de la banlieue parisienne. Il ne l’avait pas vraiment choisie mais il avait de suite aimé l’espace dont il aurait besoin pour y entreposer ses nombreuses affaires. Elle étaient coincée entre deux maisons plus cossues et donnait sur une rue passante. Un bus lui permettait ainsi de rejoindre Paris en moins d’une demi-heure. Pourtant, il était assez rare qu’il s’y rendît. Il vivait coupé du reste du monde ce qui finalement, n’avait rien pour lui déplaire. Ses vieux démons lui tenaient compagnie depuis que sa dernière compagne et ses enfants avaient déserté.

Un observateur l’eut sans doute qualifié de rat de bibliothèque tant le papier avait envahi l’espace. Ainsi, l’homme était entouré de prospectus, d’enveloppes usagées, de papiers d’emballage et de cartons divers. Les livres et les photos occupaient également une place de choix. Un bordel régnait en maître. Il était cependant impossible de le trouver joyeux. Le paysage n’avait rien de commun avec la chambre désordonnée d’un enfant par exemple. Ici, il se dégageait quelque chose de morbide, de ce fatras. Chaque boite cohabitait avec les boites, les enveloppes avec les enveloppes, les morceaux de cartons avec les morceaux de cartons et ainsi de suite. Rien n'était laissé au hasard ! A première vue, ce bazar paraissait l'œuvre d'un fou, ce qu'il était certainement un peu.
Hormis les livres, comme neufs, tous ces objets étaient usagés. Ils avaient été récupérés, entassés, rangés, parfois réutilisés ou recyclés. Ainsi, le morceau de carton rectangulaire qui se trouvait dans le paquet de papier toilette était conservé pour servir de fiche pour une hypothétique liste de course ou une liste de travaux à entreprendre.
Cet homme ne coûtait pas grand chose aux services municipaux de la voierie dans la mesure où il n'utilisait que rarement ses poubelles. Il en possédait tout de même, une, fendue et de très faible contenance. Il ne voyait aucunement l’intérêt de s’en procurer une nouvelle, compte tenu de l’usage rarissime qu’il en avait. Sa maison était en quelque sorte une poubelle géante. Il avait hérité de cette manie de l’entassement de son père, un expert en la matière. Celui-ci conservait tout, ABSOLUMENT TOUT, jusqu’au papier toilette usagé qui une fois sec pouvait resservir.
L’homme gardait par devers lui, non seulement des objets qui lui appartenaient ou qui lui étaient destinés mais, comme si cela ne suffisait pas, il faisait également la chasse aux poubelles de son quartier, à l’affût d’une vieillerie qu’il pourrait s’approprier, d’un appareil électroménager qu’il pourrait réparer.


Il était extrêmement bricoleur. Ce passe-temps lui venait de son enfance. Il adorait alors démonter les mécanismes et éventrer les postes de radio. Il était minutieux et patient. Cette activité lui procurait une sensation de jouissance extrême, un sentiment de domination sur l’objet sur lequel il pensait posséder le pouvoir de vie ou de mort. Lorsqu’il faisait face aux pièces détachées jonchant sa table de travail, la culpabilité le poussait irrémédiablement à remettre en place chacune d’entre elles avec méticulosité. Chaque élément devait impérativement reprendre sa place initiale. Il espérait, de cette façon, échapper à la colère paternelle. Mais pas seulement. Cette opération lui permettait également de se prouver qu’il était capable de redonner à l’objet sa structure d’origine et ainsi, de continuer à tenir pour vrai la loi de la réversibilité. Il serait ainsi possible d’arrêter le cours du temps, de revenir en arrière et d’annuler d’une certaine façon ses paroles et ses actes. C’est sans doute pourquoi il était si souvent négligent dans sa communication avec autrui. Non pas que son niveau de langue soit relâché, au contraire, son style était soutenu et son phrasé laborieux. Il respectait avec application le précepte « pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ». Ses maladresses verbales étaient donc fréquentes. Sur un ton des plus banal, il pouvait blesser son interlocuteur sans en avoir à priori l’intention. Il était faussement inoffensif. Sous des airs sympa, il décochait des flèches empoisonnées qui faisaient mouche. Lorsqu’il touchait sa cible et que celle-ci lui en faisait la remarque ou le reproche, il ne semblait en rien touché.
Avait il jamais éprouvé quoi que ce soit, d’ailleurs ! La question pouvait, à juste titre, se poser. Il avait coutume de dire qu’il était handicapé des sentiments comme si cela l’excusait d’emblée de ce qu’il considérait comme des maladresses relationnelles. Là-dessus, il était plutôt lucide. En effet, il était tout à fait inapte à l’empathie, cette capacité d’écoute subtile de l’autre qui permet de se mettre à sa place et de ressentir ce qu’il ressent. C’est comme s’il ne se souciait pas de l’autre. Ce qui comptait avant tout pour lui, c’était d’exister aux yeux d’autrui tout en préservant son confort personnel. Cruel dilemme ! Comment ne pas être transparent et dans le même temps ne pas prendre le risque de s’exposer dans une relation ? Pour sortir de cette alternative, il avait recours à ce que l’on pourrait appeler « le jeu des masques » : non seulement, il savait manier l’éloquence sur la scène publique, être brillant en société, séduire ces dames, mais il était également capable de s’effacer, de jouer les modestes, d’être conciliant, de rabaisser ses exigences et de devenir passe muraille. En bref, il arrivait à être là sans y être vraiment. Cela relevait du grand art et la force de l'habitude avait fait de lui un véritable expert en la matière.
Au fond, on était ici en présence du prototype de la lâcheté. Car finalement, ne pas dire ce que l’on pense vraiment, ne jamais rien proposer mais disposer, ne pas s’engager, ne pas choisir et se laisser prendre en charge était une manière de ne pas prendre ses responsabilités et de se comporter en enfant, tout entier centré sur son nombril. Heureusement encore que cette pleutrerie ne s’accompagnait pas de reproche. Il était plutôt bonne pâte et s’accommodait toujours des décisions prises pour lui, sans aigreur aucune. Cette situation lui avait toujours convenue. Enfin presque.





Son premier mariage avait été un échec. Il avait rencontré sa femme à l’université. Elle avait été séduite par son bagout et avait apprécié son sourire et son ouverture d’esprit. Il l’avait draguée comme il l’avait fait auprès de tant d’autres étudiantes. Ils faisaient partie d’une même bande de copains et partageaient beaucoup de leur temps libre : expositions de peinture et de photo, séances de cinéma, balades, restaurants, mais aussi devoirs et révisions. Ils passaient la plupart de leur temps ensemble et leur attachement l’un pour l’autre grandit imperceptiblement. C'est pourquoi, personne ne fut surpris lorsqu’ils annoncèrent leur décision de s'installer ensemble.
La vie semblait facile et leur destin commun, tout tracé. Ils menaient une existence tranquille, plan-plan, qui répondait aux standards du ménage modèle de l'époque : être marié, avoir deux enfants, posséder une voiture et une maison de campagne, partir en vacances au ski l'hiver et à la mer l'été.
Madame portait la culotte. Elle faisait tourner la maison, assurait le quotidien (école, loisirs des enfants, courses, ménages, factures, …) et menait tout son petit monde à la baguette. Ca roulait bien comme ça. Au moins en apparence. D’ailleurs, son épanouissement était très relatif et ses coups de gueule réguliers révélaient un mal être qu'elle s'échinait à dissimuler sous des airs avenants. A contrario, son mari paraissait s'accommoder de cette situation. Il était peu présent à la maison, partant tôt et rentrant tard. De même, il se sentait peu concerné et était peu engagé dans les tâches domestiques. Il aimait énormément son travail auquel il consacrait la majeure partie de son temps.
Hors de la sphère privée où il se révélait plutôt falot, il aimait se faire admirer et désirer. Ainsi, dès qu'il pénétrait le monde social, il devenait coq, étalait son savoir jusqu'à l'arrogance parfois. Il tirait une grande fierté de sa notoriété chèrement acquise et des privilèges que celle-ci lui conférait. Ca lui donnait très certainement cette confiance en lui-même qui lui permettait notamment d'assumer son besoin de séduction auprès de la gent féminine. Inutile de dire que celle-ci était plutôt flattée d'être courtisée par cet homme brillant et cultivé. C'est ainsi qu'il eut plusieurs aventures extra conjugales. Il n'y était nullement question d'attachement, ni de sentiment. La motivation de cet homme qui multipliait les maîtresses n'était ni sexuelle, ni de l'ordre de l'exploit numérique dont il aurait pu se vanter auprès de ses amis et confrères. Au fond, ce qui le poussait à conquérir l'autre sexe renvoyait plus à la nécessité de se rassurer sur sa valeur en tant qu'homme, en tant que personne, peut-être même de légitimer son existence tout court. Il n'avait jamais trouvé, ni occupé sa place dans la vie. Il s'était toujours considéré comme incongru, mal placé, en trop, décalé.
Pourtant, à cette évocation et aussi loin qu'il pouvait remonter dans ses souvenirs, il avait cette image d'un parc. Non pas le parc de verdure dans lequel il fait bon gambader et courir lorsqu'on est môme mais celui du bébé qui, même s'il ne sait pas encore marcher, est déjà physiquement contraint par une barrière, tangible, à l’intérieur de laquelle il sera souvent sommé de rester. Son espace d'exploration fut ainsi d'emblée délimité. Il ne manqua pas, d'ailleurs, d'interpréter cette situation de la façon suivante : l'intérieur du périmètre deviendrait pour lui synonyme de sécurité et de confort, quand l'extérieur serait, à l’inverse, signe de danger. Tout naturellement, le domaine qui lui semblait interdit fut source de convoitise et stimula violemment sa curiosité et son sens de l'observation. Dès lors, il s'appliqua, encore enfant, à rapporter dans son antre, tout objet saisi à l'extérieur pour se l'approprier, comme on apprivoiserait quelque animal sauvage. Rien n'échapperait désormais à son regard, avide de nouveauté. Il ferait de ce comportement, d'abord son hobby, puis plus tard, son métier. Regarder le monde à travers un objectif deviendrait vite sa spécialité. Bien qu'armé d'un œil scrutateur, il avait besoin d'un objet tiers entre lui et le monde, et son appareil photo occuperait cette fonction. D'une certaine manière, il se protégeait ainsi d’un contact direct et frontal avec la vie, avec les autres. Quel que soit le lieu où il se rendait, il portait son outil de travail en bandoulière. Toujours prêt à dégainer. Chaque moment de sa vie était immortalisé sur pellicule au point que ses souvenirs se confondaient parfois avec ses clichés. Aujourd'hui, d'ailleurs, ceux-ci servaient de béquille à sa mémoire défaillante. La maladie d'Alzheimer rongeait son cerveau et grignotaient ses neurones un à un, inexorablement. Il se raccrochait donc à ses diapos qu'il n'avait pourtant jamais le temps de visionner, pour maintenir, voire reconstituer le fil de sa vie d'homme mûr. Le processus de dégénérescence cérébrale à l’œuvre était cependant irrévocable. Et puisque cette notion-là lui était insupportable, il s’en arrangeait par un puissant déni de la réalité. Il s’imaginait toujours jeune et pimpant et consommait du viagra et de la DHEA qu’il commandait régulièrement sur internet. Il était aussi un client fidèle des instituts de beauté et des centres d’UV.
Sur le plan professionnel, il aimait par-dessus tout photographier les femmes. Il se réjouissait lorsqu’elles se dénudaient devant ses yeux concupiscents. Il notait leur malaise, leur gêne parfois et percevait avec une grande acuité leurs complexes à travers les gestes qu’elles ébauchaient pour cacher telle ou telle partie de leur anatomie.
Il s'était construit une excellente réputation, ce qui lui assurait un revenu très confortable. Les jeunes modèles se pressaient dans son studio : une photo de lui dans leur book constituait un sésame prisé. Elles constituaient pour lui des proies faciles et pendant un temps, il s'en délecta avec un plaisir non dissimulé. Seulement voilà, ces filles ne lui suffirent bientôt plus. Certes, elles étaient jeunes et belles et Dieu sait qu'elles y mettaient toute leur bonne volonté, caressant sans doute le secret espoir d'en tirer une quelconque gratification. Pourtant, ses érections devinrent laborieuses. Parallèlement, la qualité de son travail en pâtit. Le regard qu'il posait sur ses modèles devenait paresseux. Il n'y trouvait plus d'intérêt. Il décommandait parfois même ses rendez-vous et passait des journées entières à errer dans les rues. Il se mit alors en chasse. Il suivait des femmes, les épiait, les guettait. Il partait en quête du moindre morceau de chair négligemment dévoilé. Il se retournait sur des femmes pressées qu'il jugeait inaccessibles, trop belles pour lui. Ces parenthèses le maintenaient à flot, dans la vie et la simple perspective de rentrer à la maison, de retrouver sa femme et ses filles lui pesait. Cela devenait même parfois insupportable. C'est pourquoi, il retardait souvent ce moment.
Sur le chemin du retour chez lui, il croisait régulièrement une voisine qu'il saluait, dans ses bons jours, d'un sourire figé. Cette femme blonde, d'une beauté hitchcockienne, attisait tout particulièrement sa curiosité. A chaque fois qu'une occasion lui était donnée de la croiser, il notait avec célérité un détail inédit dont il pourrait se repaître. Un détail qui le comblerait, occuperait sa soirée et servirait d'élément déclencheur à son imagination nocturne. Un jour, alors qu'il s'approchait de son immeuble, il la vit quelques mètres seulement devant lui. Il pressa d'abord le pas tout en maintenant avec elle une distance suffisante pour ne pas passer la porte de l'immeuble en sa compagnie. Elle habitait l'étage au dessus du sien. Il pénétra derrière elle dans le hall et s'engouffra dans l'escalier. Il entendit l'ascenseur grimper dans les étages, distingua le bruit d'une clé, puis, le claquement d'une porte. SA PORTE. Elle venait juste de rentrer chez elle. Arrivé devant chez lui, à bout de souffle, il marqua un temps d'arrêt puis grimpa deux à deux les quelques marches qui le séparait de son appartement à elle. Il se posta alors devant sa porte. Une bouffée de chaleur l'envahit et une goutte perla sur son front. Il l'essuya d'un revers de manche. Il se pencha en avant et regarda par le trou de la serrure. Le studio qu'elle occupait était disposé de telle manière qu'à travers l'orifice, il lui était possible d'avoir une vue panoramique de l'espace et de la voir, ELLE. Il y prit goût et ce petit jeu devint pour lui un rituel quotidien. A chaque fois qu'il posait son œil sur le trou de la serrure, il espérait être le témoin privilégié d'une part de son intimité. Il voulait lui voler ces quelques moments et aimait à croire qu'alors il la possédait un peu. Cependant, sa frustration se faisait grandissante. Un jour, alors qu'il occupait son poste d'observation, la porte de chez lui s'ouvrit. Sa femme se tenait droite, dans l'embrasure, et lui demanda ce qu'il était en train de faire. Il se redressa subitement et piqua un fard qu'elle ne pouvait distinguer à une telle distance. Il se retrouvait dans la position du petit garçon pris en flagrant délit, le doigt dans le pot de confiture. Il lui répondit alors le plus naturellement du monde qu'il ne faisait rien - sous entendu, rien de mal - renvoyant sa femme à l'incongruité de sa question. C'était comme si, dans cette situation pour le moins troublante, sa femme devait être la plus gênée des deux. Il descendit les marches qui le séparaient de son propre appartement avec une aisance à faire hurler toute femme disposant d'un minimum d'estime de soi. Jamais plus, ils n'évoqueraient cet incident.
Néanmoins, celui-ci instilla, chez sa femme, un trouble qui serait, à tout jamais, gravé en elle. Depuis ce jour, elle porta sur lui un regard inquiet et soupçonneux. Le doute qui affleurait depuis toujours en elle quant à la fidélité de son mari se fit donc plus présent et elle ne pouvait s'empêcher de revisiter certains événements de leur vie commune à l'aune de cette brutale révélation. Elle revoyait les oeillades en coin et les regards insistants qu'il adressait à des inconnues au supermarché ou dans la rue. Elle se remémorait les voyages pour affaires qui se prolongeaient subitement. Elle entendait sa voix qui devenait sirupeuse et enjôleuse en soirées, une voix si différente du ton qu'il empruntait pour lui parler dans le privé. Elle exécrait également ces moments où elle le surprenait, au moment du dessert, effleurant la main de sa meilleure amie, sous la table. Tous ces instants, elle les vivait dans la honte, le déshonneur, et l'impuissance. Pourquoi n'arrivait-elle donc pas à capter son attention. Etait-elle si peu digne d'intérêt ? C'est en tout cas ce qu'elle pensait avec un degré de conviction qui allait croissant au fur et à mesure des années passées à ses côtés. Mais comme il restait auprès d'elle, cela lui suffisait pour effacer tous ses griefs. Elle acceptait ses moindres écarts à condition qu'il ne l'abandonne pas. Pourtant, il était clair que leur couple se délitait : leurs conversations, leurs sorties, leurs rapports sexuels se raréfièrent jusqu’à disparaître totalement. Elle essaya un temps de sauver la face aux yeux de la famille, des amies et des collègues mais la vérité fut plus forte que tout. Elle tomba d'abord gravement malade puis sombra dans une dépression profonde mais finalement salutaire. Et comme la vie n'est pas avare de surprise, elle rencontra l'amour un beau jour de printemps. Elle fit la connaissance d'un homme qui, dès les premiers instants de leur rencontre, fit basculer ses principes de fidélité et balayèrent ses peurs. C'est ainsi qu'en 48 heures, elle quitta le foyer, ses filles et ses valises sous le bras.
Son mari ne vit pas le coup venir. Lorsqu'il arriva chez lui ce soir là et malgré la surprise de trouver la porte fermée à clé, il mit quelques heures avant que l'idée qu'elle puisse être partie se forme dans son esprit. Ce n'est que lorsqu'il reçut, quelques jours plus tard, un courrier de l’avocat de sa femme que la réalité de leur séparation lui sauta à la figure. Pour ne pas rester en reste et surtout par orgueil, il entama très vite une liaison avec la voisine du dessus. Leur relation fut, dans les premiers temps, exclusivement sexuelle. Elle avait trente cinq ans, était plus jeune que lui et cela lui redonnait l’illusion de sa jeunesse perdue. Mais, ce qu’il n’avait pas anticipé, c’est que, comme de nombreuses femmes de cet âge-là, son horloge biologique la pressait sur la question de la maternité. Lui était plutôt comblé sur ce plan-là et pensait s'être acquitté honorablement de son tribut : il avait déjà deux filles de son premier mariage. Elle, lui faisait des demandes de plus en plus pressantes et le voyant fuyant, elle lui proposa de lui faire don de son sperme ; élever seul son enfant lui paraissant, après réflexion, plus conforme à ses aspirations. Pourquoi, finalement, s’encombrer d’un homme ! Cet aveu, pourtant honnête, l'ébranla. Il lui donna donc l'enfant qu'elle désirait. A sa naissance, il s’installa chez elle malgré ses réticences à l’accueillir sous son toit. Elle le tolèrerait. Il se fit donc des plus discret pour ne pas faire de vague et continuer à profiter de la chaleur d'un foyer : logé, nourri, blanchi. Elle décidait de tout, régnait en maître et lui suivait tel un fidèle toutou. Sa participation au ménage était néanmoins réelle puisqu’il contribuait financièrement. Elle le sollicitait perpétuellement pour qu’il règle le loyer, les factures, la bouffe, les vacances, ... Ainsi, il payait concrètement les frais du ménage, mais il payait également sur le plan symbolique, le droit de rester avec eux. Il l’acceptait d’ailleurs de bonne grâce. C’était sa manière à lui de s’acheter sa tranquillité et d’être en paix avec sa conscience. Enfin, le croyait-il !
Les années passant, ses travers personnels pesèrent de plus en plus lourdement sur le couple. Elle le méprisait et lui faisait bien sentir. Régulièrement, elle le sommait de partir mais il s’accrochait, retardant le moment de faire le grand saut, jusqu’au jour où sa compagne, n'y tenant plus, lui posa l'ultimatum suivant : il avait un mois pour se trouver un logement et déguerpir.
Il prit la menace très au sérieux et se mit en quête d’une maison, suffisamment spacieuse pour y recevoir son bordel, comme il se plaisait à le dire !
Elle obtint aisément la garde de l'enfant. De toutes les façons, il n'avait eu ni l'envie, ni la force de se battre sur ce terrain-là, comme sur aucun autre d'ailleurs.

Depuis il vivait seul, retiré de tout dans sa petite maison.