Bien-être au travail et intelligence collective

14 septembre 2006

Henri Laborit

"Je suis effrayé par les automatismes qu'il est possible de créer à son insu dans le système nerveux d'un enfant. Il lui faudra dans sa vie d'adulte une chance exceptionnelle pour s'évader de cette prison, s'il y parvient jamais"

01 septembre 2006

Histoire de famille

Lundi 24 Juillet 2006

Il faisait très chaud, plus de 35° à l’ombre. Heureusement, la voiture possédait la clim’. Viviane roulait à vive allure ; environ 800 kilomètres la séparait de Paris, sa ville de destination. Elle avait souhaité effectuer ce trajet seule, même si son compagnon, Olivier, avait tenté de l'en dissuader. Elle sortait d’une opération lourde et éprouvante et était encore très affaiblie. Il lui restait, cependant, suffisamment de pugnacité pour convaincre Olivier de la laisser prendre la route. Elle s’était, pour l’occasion, inventé un alibi : une vieille tante décédée dont elle devait assurer la succession. A court d’argument, Olivier avait "lâché l’affaire".
La radio était branchée sur « Nostalgie » et elle chantait à tue-tête les tubes de son adolescence. Un sac de sport était posé sur le siège passager à portée de main.

En fin d’après-midi, sa fatigue était telle qu’elle décida de s’arrêter dans un petit hôtel près d’Avallon. Il semblait vide et plutôt sinistre. Mais qu’importe, elle se coucherait tôt. Elle appela Olivier pour le rassurer puis descendit au bar et commanda une Suze. Elle goba les cacahuètes que le propriétaire avait posées sur la table. Elle but son verre d’un trait, salua l’homme derrière le bar et se dirigea vers sa chambre. Le ciel était noir et le vent claquait dans les volets. Elle remonta le drap sur son visage et quelques minutes après, elle dormait d'un sommeil profond.

A 7 heures le lendemain matin, elle était déjà debout, douchée et pimpante pour le petit-déjeuner. Elle se rendit dans la salle à manger, calme, et s’assit à une table. Une femme d’une cinquantaine d’années la salua aimablement et prit sa commande. Le repas fut frugal mais suffisant pour son appétit d’oiseau.

Après avoir réglé sa chambre, elle rejoignit sa voiture et reprit la route pour les quelques 200 derniers kilomètres. Le plaisir de la veille avait cédé sa place à de la tristesse, mâtinée d’appréhension. Ce qu’elle s’apprêtait à accomplir relevait du geste d’impulsion, irrépressible et irrévocable. Il était comme inscrit en elle depuis longtemps, attendant son heure, tapi dans l’ombre.

Elle arriva sur Paris en fin de matinée. Elle se gara dans une rue adjacente et sonna à l’interphone. Personne ne répondit, elle le savait. Elle retourna à sa voiture et s’assoupit. Elle se réveilla en sursaut par des crampes violentes à l’estomac. Elle avait peur d’avoir laissé passer l’heure. Elle consulta sa montre et se détendit. Malgré la faim qui la tenaillait, elle ne pouvait se résoudre à quitter sa tanière ne serait-ce que quelques minutes pour s’acheter un sandwich.
De son poste d’observation, elle pouvait guetter son arrivée sans être vue. Elle savait qu’il était célibataire depuis peu et donc qu’elle se retrouverait seule à seule avec lui. Elle repassa dans sa tête les événements de ces derniers mois et sa détermination n’en fut que plus grande. Vers 18 heures 30, elle l’aperçut au volant de sa voiture. Il cherchait une place pour se garer. Elle se tassa sur son siège. Il pénétra dans le hall. Puis, peu après, une lumière au 3ème étage s’alluma. Elle attendit encore quelques minutes, saisit son sac de sport et sortit de la voiture. Elle franchit rapidement la centaine de mètres qui la séparait de l’immeuble, s’approcha de l’interphone et appuya sur « CHAUVET ». Un homme décrocha et s’enquit :
- « Qui est-ce ? »
- « C’est Viviane »
- « Viviane ? » reprit-il en écho, « Ah ! Monte donc »
Un clic retentit. Elle poussa la porte vitrée, pénétra à son tour dans le hall d’entrée et se dirigea vers l’ascenseur. Son cœur battait contre sa poitrine. Serait-elle à la hauteur de la mission qu’elle s’était fixée ? Elle n’avait pas de scénario prédéfini en tête, elle préférait comme toujours improviser. Par contre, l’issue du film lui était connue et quoiqu’il arrive, elle n’y dérogerait pas.
Elle frappa à la porte, la peur au ventre mais sa détermination intacte. Elle entendit des pas traînants puis une voix feutrée :
- « J’arrive ! »
La clé tourna dans la serrure et elle aperçut son père. Elle ressentit immédiatement du dégoût. Il avait maigri, vieilli mais elle l’aurait reconnu entre mille. Il arborait toujours ce petit sourire chafouin et portait sur elle ce regard tout puissant qu’elle avait toujours tant redouté.
- « Bonjour » lâcha-t-elle.
- « Bonjour Viviane. Qu’est-ce qui t’amène ici ? C’est pas si souvent que tu m'honores de ta visite. »
Elle resta muette et passant devant lui, se dirigea vers la salle à manger. Elle tomba au fond du canapé et posa son sac de sport à ses côtés.
- « Tu peux me servir un verre de vin ? » demanda-t-elle.
- « Tu bois maintenant ? » s’étonna-t-il.
- « Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? » éructa-t-elle.
- « Oh rien, je disais ça comme ça. Tu prends toujours la mouche. On peut rien te dire. »
- « Bon alors, qu’est-ce que tu peux m’offrir ? » répéta-t-elle.
- « Je peux t’offrir un Bordeaux, ça te va ? »
- « C’est parfait. »
Il tourna les talons et partit d’un pas lourd vers la cuisine. Dans un sursaut, Viviane ouvrit son sac et glissa le révolver contre sa cuisse. Au même moment, son père revint avec un verre dans chaque main. Il lui en tendit un et enchaîna :
- « Alors, que me vaut ta visite ? »
Il avait l’air à peine surpris. Elle posa ses yeux dans ses yeux et sans doute, pour la première fois de sa vie, elle soutint son regard. Elle se leva sans relâcher son emprise oculaire. Elle tenait l'arme serrée au creux de sa main. Elle asséna alors d’un ton froid et monocorde :
- « Je viens pour ça » et dans le même temps, elle lui tira dans la poitrine à trois reprises.
Son père s’effondra sur le tapis dans un bruit sourd. La stupeur qui la frappa, l’empêcha d’exécuter tout mouvement. Puis reprenant ses esprits, elle se pencha, tâta le pouls du corps gisant et constata avec plaisir et soulagement le décès paternel.

Elle quitta les lieux.


Samedi 24 Juin - 15h40 -

Viviane rentrait du travail lorsqu’elle reçut un appel de sa mère. Cela faisait plus de dix années qu’elles ne s’étaient plus parlées. Il devait y avoir eu un accident.
Son père, cardiaque, avait été emmené aux urgences dans la nuit. On craignait une rupture d’anévrisme au niveau de l’aorte et il fallait l’opérer de toute urgence. Ca lui fit un pincement au cœur.

Une fois arrivée chez elle, elle se connecta sur internet et chercha de l’information sur cette maladie et sur l’opération qu’elle nécessite. C’était très grave et la chance d’en réchapper, mince. Elle éteignit l’ordinateur et alla rejoindre Olivier au lit. Elle eut du mal à trouver le sommeil. Les idées bouillonnaient dans sa tête : allait-elle, oui ou non, monter sur Paris rendre visite à son père ?

Lorsqu’elle émergea de son sommeil agité en fin de matinée, elle avait pris sa décision. Elle irait le voir une dernière fois. Elle éprouvait envers lui une haine féroce et la force de ce sentiment lui échappait. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle ressentait tant de dégoût mais aussi de peur lorsqu’elle pensait à lui.
Elle prépara une petite valise avec le strict nécessaire pour deux jours puis laissa un message laconique sur la table de la cuisine à l’attention d’Olivier.

Elle prit la route et arriva sur Paris en fin de soirée. Sa mère avait l’air heureuse mais néanmoins surprise de sa présence. Elles dînèrent en silence.

Elle se présenta à l’hôpital peu après 15h30, le lendemain. La jeune femme postée à l’accueil lui dit que le professeur Stroh souhaitait la voir. Elle s’en étonna et prit place dans la salle d’attente. Une dizaine de minutes plus tard, elle se trouvait dans le bureau du professeur. Leur échange fut bref et lorsqu’elle sortit de son bureau, Viviane avait l’air bouleversé. Elle quitta précipitamment l’hôpital et passa prendre ses affaires chez ses parents. Elle reprit la route pour rentrer chez elle.


Samedi 24 Juin 2006 - 10 heures du matin -

Le professeur Stroh pénétra dans la chambre, suivi de trois jeunes internes. Il s’approcha du lit et se posta aux pieds du malade, entouré de part et d’autre de trois acolytes en blouses blanches. Daniel ouvrit péniblement les yeux et entraperçut quatre silhouettes pâles et floues. Il émergea de son état semi comateux et, prenant appui sur les coudes, releva son buste et s’assit au fond du lit. Son opération s’était bien passée mais il sentait une douleur aigue et profonde dans l’abdomen. Il serra les dents et tenta de faire bonne figure devant ces membres éminents du corps médical. Le professeur arborait un sourire jovial et avenant sans doute fier de la réussite de cette opération délicate. Le patient était assez âgé et les risques de complications élevés. Il s’adressa, tout d'abord, à ses collègues en des termes scientifiques qu’eux seuls étaient à même de comprendre. Puis, il se tourna vers le malade et dit :
- « Alors Monsieur Chauvet, comment ça va ce matin ? »
Le patient intimidé répondit :
- « Ca va bien docteur. »
Puis le professeur poursuivit sa conversation avec les internes et détailla les différentes étapes de l’opération. Après une dizaine de minutes d’exposé, il demanda à ses pairs de quitter la chambre. Son regard les accompagna vers la sortie puis il reprit sa place au pied du lit. Son visage arborait un drôle de sourire. Une pointe de méchanceté transparaissait. Il regarda M. Chauvet droit dans les yeux et lui dit :
- « Vous avez une fille n’est-ce pas ? »
L’homme alité fut surpris par cette question inattendue mais il n’osa s’y soustraire. Il confirma.
Le médecin enchaîna :
- « Et, il paraît que vous êtes fâché depuis longtemps avec elle. »
Daniel Chauvet bouillait intérieurement de tant de devinement et d’indécence.
- « De quel droit dites-vous ça ! » vociféra-t-il.
- « Il paraît même que vous lui avez fait des choses pas "jolies-jolies". C’est pas bien ça, M. Chauvet. C’est même plutôt ignoble. Y a des gens qui font de la prison pour des choses comme ça. J’aurais dû vous laisser crever sur la table d’opération. Vous ne méritez pas de vivre, espèce de salaud ! »
Le professeur était écarlate et son visage transfiguré. Il quitta précipitamment la chambre, en claqua la porte tandis que M. Chauvet, cloué au lit et abasourdi, tentait impuissant de comprendre ce qui lui arrivait.


Dimanche 25 Juin 2006 - 15 heures -

Madame Chauvet avait appelé l’hôpital à plusieurs reprises pour demander s’il elle avait l’autorisation de rendre visite à son mari. Il était encore en réanimation. L’opération délicate avait été un succès pourtant elle devait attendre le lendemain que son mari ait récupéré un peu.

Les visites commençaient à 15 heures.

A 15 heures pétantes, Madame Chauvet se présenta à l’accueil et se posta derrière la réception. Elle déclina son identité, l’objet de sa visite et fut dirigée vers le service de réanimation. Elle emprunta le couloir, traînant ses pieds comme sur des patins puis s’arrêta devant la porte 33. Elle toqua par politesse mais sans attendre d’invitation à entrer, elle pénétra dans la chambre.

Son mari semblait très agité. C’était sans doute pour cette raison que le médecin avait décidé de le garder une journée supplémentaire en réanimation. L’opération ne s’était peut-être pas aussi bien passée que ça. Elle s’approcha du lit et salua sobrement son mari. Les marques d’affection, l'un envers l'autre, s’étaient espacées à la naissance de leur premier enfant pour disparaître totalement quelques années plus tard. Ca ne lui manquait pas. Elle avait étanché sa soif de calins auprès de ses enfants à qui elle avait donné tout son temps, tout son amour et ses moindres attentions.
Son mari la reconnut assez vite et lui dit sur un ton emprunt de colère :
- « Tu te rends compte, il m’a dit que j’avais une fille et que j’étais fâché avec elle, qu’elle ne veut plus me voir. Comment il peut bien le savoir. J’me demande qui peut lui avoir dit ça. Ca doit être elle, toujours à parler, à se plaindre, à mentir. »
Sa femme lui coupa la parole :
- « Arrête donc avec ça. Tu te fais du mal. Je vais aller trouver ce médecin et lui parler. »


Dimanche 25 Juin 2006 - 17 h 45 -

Madame Chauvet quitta la chambre de son mari et interrogea l’équipe soignante pour savoir qui avait rendu visite à son mari le matin même.

Elle discutait encore avec un infirmier dans le couloir lorsque celui-ci lui dit :
- « Regardez qui arrive derrière vous ! Vous pouvez vous retourner. Voilà le professeur Stroh. »
- « Merci » lui dit-elle.

Elle s’approcha du professeur et le salua.
- « Bonjour Professeur. Je suis l’épouse de M. Chauvet. Je voulais vous féliciter pour votre travail. Mais maintenant j’ai un problème. »
- « Quoi ? »
- « Il est bizarre mon mari. Il m’a dit que vous lui avez raconté des choses sur notre vie de famille. Que vous lui avez dit qu’il avait une fille et qu’il était fâché avec elle. »
Le professeur, soulagé rigola.
- « C’est pas drôle » ajouta-t-elle vexée.
Il poursuivit :
- « Madame, si vous saviez tout ce que les malades nous racontent sous anesthésie. C’est votre mari qui nous a dit ça. Alors après, on veut vérifier si ce que le malade nous a dit est vrai ou non. »
Elle l’interrompit :
- « Vous avez vu dans quel état vous avez mis mon mari. Il a dû rester un jour de plus en réanimation tellement il allait mal. Ce que vous faites est dangereux et peut créer des problèmes au sein des familles. Il ne faut pas tout dire. »
- « Ecoutez Madame, parfois la vérité est difficile à entendre mais ne pas vouloir savoir peut vous conduire à être complice de graves délits. Je n’en dirais pas plus puisque vous me sommez de me taire. Mais suivez mon conseil, Madame, vous devriez parler à votre fille. Je pense qu’elle a besoin de vous. Au revoir Madame. »