Bien-être au travail et intelligence collective

11 janvier 2006

La liste

Je regardais ma montre.

Presque 20 h.

Je recevais ce soir, Bill Silver, Le président.
Depuis sept ans que j’occupais le poste de Directeur Général chez Harding Technologies France, je l’avais vu une vingtaine de fois, lors des meetings worldwide.

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Cela faisait une semaine que je ne cessais de penser à ce coup de téléphone inattendu de Silver, mercredi soir dernier, au bureau.

-« Bonsoir Georges, ici Silver. »

-« Bonsoir Bill. »

-« Je passe à Paris la semaine prochaine. Je veux vous parler. Mardi 15 au soir, vous êtes libre ? »

Interloqué par sa question qui ne me laissait pas le choix de la réponse, je lui dis :
-« Euh oui oui, je suis libre. »

Il ne m’avait pas même pas donné l’objet de sa visite et je n’avais même pas eu la présence d’esprit de le lui demander.
De toute façon, connaissant le personnage, il aurait certainement esquivé la question par une pirouette.

-« Je souhaiterais venir chez vous. A 20h30. Ca ne vous dérange pas au moins ? »

Bien sûr que ça me dérangeait. J’ai toujours séparé vie professionnelle et vie privée et
jusqu’ici cela avait plutôt bien fonctionné. Et puis, j’avais horreur de recevoir.

Machinalement, je lui répondis :
-« Non, non, pas de problème. »

Il enchaîna :
-« Je voudrais vous voir seul. C’est possible ? »

-« Oui, je vais m’arranger. »

La fin de la conversation fut des plus banales. Je me rappelais simplement lui avoir donné mon
adresse puis inquiet, j’avais allumé machinalement une cigarette.

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20h10
Plus que 20 minutes. Ca y est. Mon cerveau recommençait à mouliner.

Pourquoi venait-il me voir ?
Pourquoi chez moi et pas au bureau ?
Pourquoi seul ?

C’est vrai, les résultats du trimestre étaient en dessous de nos prévisions mais c’était le
cas de toutes les filiales européennes.

J’avais bien pensé, après l’appel de Silver, téléphoner à Sanchez en Espagne.
Oui, mais qu’aurais-je pu lui dire ?
Je m’étais imaginé lui demander :
-« Est-ce que Silver a demandé à te voir en tête –à-tête chez toi ? »

Non, ça aurait été stupide, la meilleure façon de lui mettre la puce à l’oreille. En plus,
curieux comme il est, il aurait fallu que je trouve une bonne raison à ma question. Non,
vraiment, ça ne tenait pas la route.

Dave Smith m’avait téléphoné la veille d’Angleterre. On avait parlé business et il m’avait
ressorti ses vieilles rancoeurs sur les incohérences de la politique commerciale des
Etats-Unis. Il m’avait même parlé de Silver en des termes peu élogieux. Je crois qu’il
ne l’a jamais vraiment apprécié. Mais, il n’avait pas mentionné sa venue impromptue à Paris.
Etait-ce un oubli volontaire ?
Ce serait du Dave tout craché. Il dénigre tout le monde et espère ainsi que son interlocuteur dévoile son jeu. Finalement, j’avais bien fait de ne rien lui dire. Ou peut-être n’était-il pas au courant ?

Alors Silver ne viendrait que pour moi !
Ca m’intriguait sérieusement.

20h15
Dans 15 minutes, l’interphone allait retentir. Silver est quelqu’un d’extrêmement ponctuel.

C’est marrant, j’ai toujours admiré cet homme pour son courage, ses prises de position, son bagout, son charisme. Très impressionnant comme personnage !
D’ailleurs, tous les Directeurs Généraux le redoutent. Moi c’était un peu différent, mon admiration était à la hauteur de la crainte qu’il m’inspirait. En tout cas, ça me paraissait incroyable qu’il prenne le temps de venir à Paris uniquement pour me voir en tête-à-tête. Heureusement, j’avais préparé une série de tableaux pour lui présenter nos résultats commerciaux.
Ce trimestre, on avait lancé des actions promotionnelles musclées dont on attendait des retombées non négligeables sur le plan commercial.
J’avais aussi sous la main le prévisionnel pour le prochain trimestre. Je m’étais même débrouillé pour récupérer la cassette de notre dernière pub télé. J’étais plutôt content de moi. Cela faisait une semaine que je préparais cet entretien que je pressentais décisif pour moi.

20H20
J’allumais ma dernière cigarette. Moi qui avais presque réduit à un demi-paquet depuis un mois et demi. Ca faisait une semaine que je descendais plus d’un paquet par jour.
Aujourd’hui, j’avais même battu mon propre record !

20h25
Merde, la bouffe !
Je me levais d’un bond et me dirigeais vers la cuisine. Marie était vraiment la femme idéale. Elle avait tout préparé. Je n’avais plus qu’à réchauffer. Elle avait même été jusqu’à écrire les consignes sur le tableau blanc des courses pour que tout se passe au mieux.

-« J’irais dîner chez Nadine après le cours de stretching pour vous laisser tranquille. » m’avait-elle dit avec diplomatie. « Appelles-moi quand il sera parti. »

J’avais été assez elliptique concernant ce rendez-vous. Je lui avais même un peu menti quant à la raison de sa venue à Paris. Je ne pensais pas qu’elle soit dupe. Elle avait été, comme toujours, très discrète et n’avait posé aucune question. J’avais bien vu qu’elle me sentait inquiet. Je l’avais rassuré, comme d’habitude et on n’en avait plus reparlé. C’est souvent comme ça avec Marie. On se comprenait à demi-mot. Elle savait toujours quand il était préférable de ne pas demander à en savoir plus.

La sonnerie de l’interphone retentit.

20h32
C’est lui.
Mon cœur se mit à battre à cent à l’heure. Je jetais un rapide coup d’œil dans l’appartement. Tout était en ordre. Je piétinais nerveusement devant la porte d’entrée. J’entendis l’ascenseur accéder au 4ème étage et entrouvris la porte.
Silver sortit de l’ascenseur et vint à ma rencontre, le sourire aux lèvres. Je le trouvais très amaigri.
Il était habillé d’une façon inhabituelle, ni chic, ni vraiment décontracté, peut-être légérement négligé. Oui, c’était ça, négligé. Lui qui était connu pour son souci maniaque de l’élégance, même dans les tenues les plus « sports. » Il sourcilla comme s’il n’avait pas remarqué mon étonnement.
Je le fis entrer et l’invita à s’asseoir sur le canapé du salon. Je lui pris son trench-coat et l’emportais dans la chambre.

-« Je vous trouve soucieux. Vous avez des ennuis ? » me dit-il d’un ton assuré et malicieux.

Sa question me mit mal à l’aise. Qu’est-ce que ça peut m’énerver d’être percé à jour aussi vite !

-« Non, non, tout va bien. » ai-je répondu.

Puis, j’enchaînais de suite :
-« Que souhaitez-vous boire ? »

-« Un whisky » lança-t-il.

Puis, il poursuivit :
-« Vous vous demandez peut-être la raison de ma venue chez vous ? » comme pour entretenir le mystère.

Ne me laissant pas le temps de répondre ni de le questionner à mon tour, il continua :
-« J’ai pris une importante décision dont je voudrais vous faire part mais avant, parlez-moi des affaires. »

Il avait vraiment l’art de jouer avec mes nerfs.
Je comprenais à cet instant ce qui pouvait exaspérer mes chers collègues chez lui.
Autant, il avait su me mettre à l’aise avec son air avenant et son sourire chaleureux, autant là, cette question me paraissait nous éloigner de l’objet de cet entrevue tant redoutée, et me rendait fou.
D’un autre côté, cela me permettait de faire la traditionnelle présentation des résultats. Il est vrai que c’est un exercice auquel nous sommes tous habitués à la Harding et aussi un de mes points forts.
Alors, en bon élève que je suis et que l’on inviterait à réciter sa leçon, je me suis levé et ai dit :
-« Je vous ai préparé des slides afin de vous présenter les résultats du trimestre, mais aussi, les nouvelles actions promotionnelles. »

A ce moment précis, j’ai senti que je ratais quelque chose. J’ai vu Silver se fermer et adopter une mine des plus sévères, comme surpris et déçu de ma réaction.

Sur un ton de réprimande, il déclara :
-« Non, non ce ne sera pas nécessaire. On m’abreuve de ce genre de choses à longueur de journée. Je suis ici pour vous parler d’homme à homme et ce qui m’intéresse, c’est votre point de vue personnel sur la filiale. »

Alors là, je suis tombé de haut. Cela faisait sept ans que j’étais Directeur Général de la filiale française. Je m’étais jusqu’ici efforcé de faire mon boulot du mieux possible, de l’informer des résultats ce qui semblait normal vis-à-vis d’un Président et tout ceci sans baratin ni sentimentalisme.

Et là, il me demandait mon avis personnel, ce que j’avais dans le ventre ?
Mais est-ce-que je savais ce que j’ai dans le ventre ?
Que devais-je dire ?
Qu’attendait-il de moi ?

Il se jouait en cet instant quelque chose que je pressentais crucial, presque vital pour moi. Et pour la première fois depuis … depuis mon adolescence très certainement, on me demandait de tomber le masque et de dévoiler mes propres sentiments.

Je me retrouvais donc à 51 ans, devant cet homme qui représentait certainement, après mon père, le modèle à suivre, à devoir mettre de côté ce personnage que j’avais eu tant de mal à construire.

Face à mon désarroi et à mon incapacité à lui répondre de suite, il me dit :
-« Vous devez vous demander pourquoi diable je prends la peine de venir en France pour connaître votre avis personnel sur le business ? »

Ses paroles compréhensives le rassurèrent et je crus bon de répondre :
-« C’est vrai que c’est plutôt rare qu’un Président se soucie de ce genre de choses. »

Il lança :
-« Vous savez sûrement que j’aime bien surprendre les gens. C’est excitant d’être là où on ne vous attend pas. Et puis, les discours convenus m’ennuient terriblement, maintenant. »

Il était presque 21h15 et je lui proposais de passer à table.

Il continuait à mener fermement la discussion et ses questions se faisaient de plus en plus précises. Sa voix devenait plus douce et plus intime comme si nous échangions quelque secret. Mes inquiétudes s ‘évanouissaient et je commençais à m’ouvrir à lui.
Je lui donnais mes idées sur la stratégie commerciale à adopter, lui faisais part de mes grandes théories sur le managgement des hommes et des affaires, de mes projets de réorganisation de la filiale.
Lui, restait plutôt discret sur ses propres opinions, mais semblait néanmoins intéressé par mon point de vue.
Petit à petit, la discussion dériva sur la fonction de directeur de filiale, mes aspirations tant professionnelles que personnelles.
Soudain, la sonnerie de l’horloge me fit sursauter. Il était 22 heures.
Je réalisais alors qu’après une heure et demie de discussion, il connaissait beaucoup de choses sur moi et moi, peu de choses sur lui. Mais surtout, je ne savais toujours pas le réel objet de notre entrevue.

Ces dix coups réguliers et sans appel semblaient annoncer la dernière scène d’une pièce de théâtre au dénouement pour le moins étrange . Il me fallait enfin prendre l’ascendant avant le tomber de rideau.

Je lâchais non sans appréhension :
-« Allez-vous enfin me dire ce qui vous amène ici ? »

Il répondit alors comme soulagé :
-« Oui, oui, il se fait tard et je commence à être fatigué. J’ai longuement réfléchi pour savoir qui pourrait me succéder à ce poste d’une grande importance. Je tenais à vous rencontrer, en tête-à-tête, en dehors de contexte professionnel habituel. Pour mieux vous connaître quoi ! pour me faire ma propre opinion sur vous. »

Une bouffée de chaleur m’envahit, un mélange sucré-salé comme si on venait de m’apporter la nouvelle qu’à la fois j’avais tant espéré et en fonction de laquelle j’avais construit ma vie, mais aussi que je redoutais : devenir le Président.

Je n’osais espérer qu’il ait pu penser à moi. D’un autre côté, je me sentais flatté. Oui, c’est ça, je crois que pour la première fois, j’étais fier de moi. Je m’y voyais déjà, mais avant, je devais aussi penser à mon propre successeur.

Le processus s’enclenchait. Tou allait très vite dans mon esprit. Tout se mettait en place : l’information au Comité de Direction puis à l’ensemble des salariés. Le mémo passe-partout dans lequel je remercierais chacun pour sa contribution. Et puis, il y aurait le pot d’adieu, très certainement hypocrite mais malgré tout émouvant.

L’euphorie me gagnait et m’envahissait totalement.

Tout excité, je demandais à Silver :
-« Quand comptez-vous prendre votre décision ? »

Au même moment, un klaxon retentit avec insistance.

L’attitude de Silver changea alors du tout au tout. Le ton confidentiel qu’il avait emprunté jusque là devint froid presque impersonnel.

Il me répondit très sèchement :
-« Ne vous emballez pas trop vite, Georges. Vous vous doutez bien qu’une telle décision ne peut se prendre à la légère et dans la précipitation. Par ailleurs, j’ai retenu plusieurs candidats et je mets un point d’honneur à les rencontrer un à un avant d’arrêter mon choix. C’est tout ce que je peux vous dire aujourd’hui. Il est maintenant grand temps que je m’en aille. Mon chauffeur m’attend en bas.


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Silver était confortablement installé sur la banquette arrière du taxi qui le ramenait à son hôtel. Il sortit de son veston une feuille de papier sur laquelle figurait une liste de noms barrés avec application.
Celui de Georges Vianet figurait en bas de la page.
Un sourire sardonique aux lèvres, Silver raya le dernier nom d’un trait rapide et appuyé. Il chiffona la feuille d’un geste vif puis, entrouvrit la vitre du taxi et jeta la boule de papier froissé qui s’écrasa sur la chaussée humide.
Son regard était comme fou et son visage arborait une expression de devoir accompli.
Il s’était fait plaisir. Une fois de plus. Un plaisir sadique que désormais, il ne pouvait plus réfréner.


----- FIN -----