Bien-être au travail et intelligence collective

03 juin 2006

L'et moi amoureux

J’ai la chance tous les matins, après avoir déposé ma fille à l’école, de pouvoir éviter les transhumances urbaines bruyantes et moites et de pouvoir m’asseoir à une terrasse de café et de savourer une « noisette». Cela fait maintenant un peu plus d’un an que j’ai adopté cette habitude.

Au début, c’est Virginia qui m’y a traîné, au café. Elle passait me chercher à la maison, parfois même, elle devait me sortir du lit. On mangeait nos tartines face à face, en silence puis elle levait la petite, l’habillait et à 8h15 pétantes, nous prenions, bras dessus, bras dessous, le chemin de l’école. Elle tenait de manière irréprochable son rôle de petite maman auprès de nous. Après avoir déposé Lily, nous faisions une halte au café en bas de chez moi et prolongions au bar cet échange muet et pourtant si réconfortant pour moi.

Au fil des jours et des semaines, nous avons glissé du comptoir à la salle. Puis, les beaux jours venant, nous avons poussé jusqu’à la terrasse.
Le ristretto était toujours de rigueur. Il était une des dernières choses qui me reliait encore à Arturo. Pourtant, aujourd’hui, quand le serveur s’est approché de moi en me disant « comme d’habitude », je l’ai surpris en murmurant
- « Je vais prendre une noisette pour changer ».

Je n’ai jamais trop compris pourquoi Virginia me tendait la main comme cela. D’où lui venait cette générosité, saine et répétée. Elle était mon ange gardien à un moment de ma vie douloureux. Je perdais mes dernières illusions : celles de l’amour fleur bleue, exclusif et absolu, à la vie et à la mort. Je croyais encore possible une vie commune jusqu’à ce que la mort nous sépare. Et même si tout autour de moi, les exemples se multipliaient pour ébranler mes convictions, j’étais suffisamment pétrie d’orgueil pour penser que moi j’y arriverai, je réussirai là où tant d’autres avaient échoué. Seulement, les années passant, la flamme s’est peu à peu éteinte, le désir, émoussé. Le poids du quotidien nous a englouti et avec lui, l’envie, le plaisir et les projets communs. Notre vie est devenue misérable et routinière, comme un corps décharné, nos questions, matérielles et terre à terre. Pas de quoi nourrir nos fantasmes.
Et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés sur la case « séparation ». Nous allions donc gonfler les rangs des célibataires trentenaires avec enfant et cette perspective, loin de me réjouir, me terrifiait. Je faisais face, pour la première fois, à un échec des plus cuisants.

Ma réaction fut d’abord le déni. Il m’était impossible de croire que l’on puisse me « larguer » – car telle était la triste vérité, et oui ! – Qu’avais-je bien pu faire de mal ? Moi, si active, si présente, si prévenante, si tout ! Le plus dur n’était pas de me dire que je n’avais peut-être pas été à la hauteur mais plutôt de me dire que je n’avais pas dégainé assez vite. C’est moi qui aurais dû partir. Mais, voilà, je n’ai rien vu venir, j’étais aveuglée, complaisante avec moi-même et avec notre couple, installée dans un confort terriblement lénifiant. J’étais sourde à tous ces micro-signes, un geste, un mot, une émotion, qui nous soufflent que rien ne va plus. J’étais sourde à ses appels et surtout aux miens. Quel gâchis !

Après le déni, vint la colère. Contre lui. Contre moi. Contre la société. Contre cette société qui nous pousse à courir toujours plus vite, à consommer toujours plus, à rechercher la satisfaction immédiate et sans effort, qui nous éloigne les uns des autres et conduit au délitement du lien social en général et du couple, en particulier. « Tout fout l’camp », comme disait ma grand-mère.

La colère fut suivie de près par l’abattement. Et c’est à ce moment-là que Virginia entra en scène. J’avais jusque là réussi à contenir le déni et la colère. J’en avais fait mon jardin secret et personne n’avait véritablement réalisé à quel point cette rupture m’avait profondément affectée. A contrario, l’abattement fut plus difficile à cacher à mon entourage. Etant connue et reconnue pour ma jovialité, mon enthousiasme, voire mon hyperactivité, cette passivité et cette apathie finirent par éveiller des soupçons. Il est vrai qu’au début, la pudeur, la politesse et la timidité sans doute, interdisent l’empathie et le questionnement, de peur sans doute d’être intrusif, inquisiteur ou maladroit. Et puis, un jour, n’y tenant plus, l’un d’eux se jette à l’eau et pose la question fatidique : « dis donc, ça n’a pas l’air d’aller bien fort en ce moment. Qu’est-ce qui se passe ?». Et alors là, c’est le tremblement de terre ; la façade qui s’effrite, le masque qui tombe. Le barrage cède et se sentant enfin autorisée à poser son fardeau, le corps lâche prise, les yeux se vident et la langue se délie. Dans un flot ininterrompu de paroles, je me suis racontée par le menu. J’ai exposé mes états d’âme, j’ai relaté toutes les horreurs qui m’étaient arrivées. Celle qui a permis ce déversement émotionnel, c’est Virginia. Ma voisine de palier. Elle aussi est mère d’une petite fille et séparée depuis quelques années. Voilà comment nous nous sommes retrouvées un jour de novembre au café d’en bas à partager nos souvenirs, nos malheurs et un petit noir.

L’abattement qui m’a saisi, a laissé place à l’hébétude et au vide. Une sensation de froid a parcouru mon corps. Une impression de descendre très profondément au centre de la terre, comme aspirée.

Puis les semaines et les mois passant, ce vide intérieur a vu apparaître une quiétude, de la douceur et de la paix, comme si après ce qui m’était arrivé, cet ouragan imprévisible et dévastateur, plus rien ne pouvait m’atteindre, m’abattre. J’étais déjà à terre, vaincue et il ne me restait plus qu’à me relever. Ce que je fis péniblement, jour après jour. Après avoir été une tutrice, une nounou, une mère pour moi, Virginia endossa le costume de soeur, de confidente et d’amie. Je trouvais en elle une oreille attentive, bienveillante sans complaisance. Et même si je connaissais peu de choses d’elle, lui parler me soulageait. C’est comme si je pouvais déverser, déposer auprès d’elle, toute une vie d’expériences retenues, gardées secrètes par timidité, par pudeur, peut-être par flemme aussi. Cette démarche s’avérait extrêmement égoïste mais ça ne me gênait pas vraiment, elle non plus d’ailleurs. Et puis, j’avais besoin de me confier, c’était une question de survie.

Je me suis mise à lui raconter mes souvenirs d’enfance : l’école et les copines, les vacances chez mes grands-parents, les visites du Louvre le dimanche matin avec mon père. Puis les premières règles, les premières amours, les chagrins aussi, les amitiés, le divorce de mes parents, les études, la rencontre que l’on croit être celle de sa vie, la découverte de la belle famille, les week-end à la campagne, les câlins devant la télé, les petits déjeuners au lit, le premier enfant, les premiers désaccords, le désir qui s’émousse jusqu’à disparaître complètement et enfin, le couperet fatal, le jour où cet homme qui partageait votre vie, s’en va et vous arrache alors cette moitié de vous-même qui faisait que vous vous sentiez un, en équilibre et dans la norme.
Voilà tout ce que je lui racontais à Virginia. Voilà tout ce que j’ai pu lui dire au fil des mois et des cafés consommés. Pourtant, je me rendais bien compte que mon récit était loin d’être exhaustif. Mais, qui peut prétendre rendre compte point par point de tous les événements de sa vie, des événements mineurs qui jalonnent son existence ? Qui peut dire tout ce qu’il a ressenti, pensé, agi ? C’est tout simplement impossible et tant mieux parce que l’oubli a fait son œuvre. La censure est intervenue en remisant quelque part dans notre inconscient ou dans notre subconscient certains de ces éléments. Bien lui en a pris d’ailleurs car sinon, nous serions bien encombrés et chargés de tous ces souvenirs. Pour autant, j’avais le sentiment d’avoir occulté certains moments de ma vie et pas n’importe lesquels ! J’avais omis deux types d’événements. D’une part, ceux d’apparence anodins et communément partagés par mes congénères humains mais extrêmement douloureux et d’autre part ceux qui déroutants, ambigus et singuliers laissent un goût de malaise et un sentiment de culpabilité impossible à partager tant l’on se sent honteux. Alors voilà, indéniablement, mon histoire personnelle ressemblait à un gruyère. Il avait l’authentique du terroir mais il était quand même à trous.

Un matin, Virginia n’est pas venue. C’était la première fois qu’elle ratait notre rendez-vous quotidien et matinal. C’est ce jour là que j’ai ressenti le manque d’elle. Le manque de sa présence, de sa chaleur, de son sourire, de son écoute et de son regard. Alors, j’ai fait pénitence et suis revenue à mon bon vieux ristretto, bu cul sec, au bar, pour ne pas prolonger cet instant de solitude pesant. J’étais préoccupée par son silence, elle, si prévenante habituellement. La journée me parut bien longue.

Heureusement, le lendemain à 7h30. J’entendis la clé tourner dans la serrure. Je bondis de mon lit à moitié nue et je courus vers la porte d’entrée sans même prendre le temps d’enfiler une robe de chambre. Virginia pénétra sur la pointe des pieds dans l’appartement lorsque je me jetais dans ses bras. J’ai bien senti son corps se raidir d’étonnement ou de retenue, peut-être. J’ai humé l’odeur de ses cheveux, de sa peau, la douceur de ses mains dans mon dos, son souffle chaud dans mon cou. Mon ventre s’est tendu, mon bas-ventre s’est mis à me picoter et mon sexe s’est contracté. J’ai légèrement tremblé. Dans un brouillard cotonneux, j’ai entendu Lily chuchoter :
- « Bonjour Virginia »

Virginia a desserré son étreinte sans me rejeter. Tout semblait naturel maintenant. Je me suis retournée vers Lily. J’arborais un sourire paisible, libéré de tout effort et de toute obligation. Lily l’a bien senti et y a répondu. Elle était belle, resplendissante, comme soulagée.

Dans un souffle, je leur ai pris les mains et j’ai dit :
- « Et si on allait prendre notre petit déj’ au café d’en bas ! »